Nous sommes en 1348. Une année de bascule. L’Histoire tangue sous la peste et la guerre, sous l’éclat noir d’une épidémie qui ronge les corps mais réveille les âmes. C’est là, dans cette fissure ouverte au cœur de la nuit médiévale, que Gilles Tourman inscrit son roman, Sous l’aile du phénix.Non pas une fresque historique, mais une traversée initiatique. Une œuvre en forme de miroir, dans lequel le lecteur – s’il accepte d’y plonger – découvre que l’effondrement n’est peut-être qu’une alchimie. Un feu secret qui, derrière l’ombre, prépare l’envol.
Il y a dans ce roman une tension palpable, mais ce n’est pas celle du suspens. C’est celle, plus rare, plus intérieure, d’un monde en transformation, d’une âme en transmutation. Gilles Tourman, ancien policier, connaît le prix du réel. Il n’écrit pas pour divertir, mais pour dévoiler. Dans cette fiction inspirée, où le merveilleux n’est jamais gratuit et le symbole jamais décoratif, il compose un chant dramatique dont les harmoniques sont ceux de l’ésotérisme juif, du compagnonnage, de la mystique chrétienne et d’une sagesse populaire venue du fond des âges. Il faudrait parler ici de conte initiatique, de roman de la ruine et de la lumière, de récit d’apprentissage choral où trois voix s’élèvent – celle de Myriam ben Mordekhaï, de Guibert Conchel, et d’Ancelin de Mortefoy –, pour mieux faire entendre le chant d’un monde en gestation.
Sous l’aile du phénix
Dès les premiers chapitres, nous sommes mis en ambiance. « Qui maîtrise la peur, domine le monde », gloussera la sorcière, sans cesser de touiller une mixture inquiétante. Une phrase tombée comme un oracle sur Myriam, la jeune fille aux yeux d’émeraude, à qui s’adresse cette figure mi-mythique mi-mystique, entre guérisseuse et prophétesse. La potion qu’elle prépare – peut-être à base de jusquiame, cette plante vénéneuse connue des anciens, contenant atropine, hyoscyamine et scopolamine – n’est pas anodine. Elle agit comme un symbole distillé : celui d’un monde où l’on se soigne autant qu’on s’empoisonne, où la frontière entre vérité et hallucination s’amincit, où la survie exige le pacte avec les forces obscures de la connaissance.
À Provins, cité de foire et de peste, la jeunesse de ces trois figures ne les empêche pas de traverser les épreuves les plus rudes. Mais si les épreuves sont nombreuses, elles ne sont pas gratuites. Elles sont autant de voyages initiatiques, à la manière des anciens grades maçonniques. Le lecteur éclairé y reconnaîtra les trois colonnes du Temple : Sagesse dans l’innocence inquiète de Myriam, Force dans la bonté laborieuse de Guibert, Beauté dans la quête douloureuse d’Ancelin, héritier brisé d’une lignée noble, frère d’un évêque aux ambitions papales.jusquiame
Le roman se joue sur plusieurs plans. Il y a le plan historique – la peste noire, l’effondrement du système féodal, la guerre de Cent Ans. Il y a le plan symbolique – les signes, les visions, les présages, la parole cachée. Il y a surtout le plan intérieur, celui du réveil des consciences. Gilles Tourman excelle à lier les trois, à faire de l’Histoire une parabole, du quotidien une épreuve, de l’initiation une nécessité. Car il ne s’agit pas de survivre seulement, mais de s’éveiller. D’oser, dans les ruines du monde, chercher ce que Salomon ben Samuel, l’alchimiste, nomme avec douceur « le monde derrière le monde ».
Ce Salomon, figure d’un savoir ancien, transmet sans imposer. Il évoque les rabbins errants, les sages du Zohar, les alchimistes du midi. Il ne détient pas la vérité : il invite à la quête. Il est celui qui montre la porte, mais ne la pousse pas. À ses côtés, la jeune Myriam devient l’initiée. Elle reçoit la parole, la transmue, rit de l’absurde, voit clair dans la nuit. Avec elle, la figure du féminin sacré rayonne : ni soumise ni périphérique, mais pivot essentiel de la compréhension du monde. Comme souvent dans les récits initiatiques, c’est elle qui voit en premier, c’est elle qui rassemble les fils.
Ancelin, adolescent noble écartelé entre le monde ancien et ses illusions, et le monde nouveau encore informe, incarne cette humanité en balance. Par ses yeux, nous voyons vaciller les repères : chevalerie dévoyée, foi pervertie, savoirs oubliés. Guibert, le compagnon, est quant à lui l’homme du chantier : ancré, généreux, porteur de cette fraternité de métier qui fleure bon les anciens Devoirs. Il n’a pas lu les livres, mais il sait. Il construit sans le dire, il écoute sans juger, il avance.
L’écriture de Gilles Tourman est dense, mais jamais lourde. Elle serpente comme un fleuve souterrain, avec ses tourbillons, ses rumeurs, ses éclats. Elle est imprégnée de cette musicalité intérieure qui ne s’apprend pas : elle se reçoit, elle se respire. Les dialogues, souvent brefs, contiennent des aphorismes yiddish, des éclats d’humour, des vérités désarmantes. Ils rappellent que dans le chaos, il reste la parole – et que la parole peut être un viatique.
La trame narrative progresse comme une Loge se déploie : les épreuves s’enchaînent, les masques tombent, les vérités se dessinent. Chaque chapitre est un degré, une marche vers la compréhension. Et si l’intrigue elle-même, au fil des 28 chapitres, nous mène de l’automne au cœur de l’hiver, c’est que ce 25 décembre n’est pas anodin. Il n’est pas que la date d’un siège ou d’un solstice : il est, dans le silence de la nuit, l’annonce d’une naissance. Peut-être pas celle d’un enfant-roi, mais celle d’une conscience transfigurée.
Les impliqués ÉditeurSous l’aile du phénix, ce n’est pas la mort qui triomphe, c’est la mutation. La cendre n’est pas un échec : elle est l’annonce d’une élévation. Et comme dans tout voyage initiatique, les protagonistes ne sont plus les mêmes à la fin qu’au commencement. Nous non plus. Gilles Tourman ne nous offre pas une simple lecture, mais un miroir : qu’y voyons-nous ? Des figures historiques ? Des archétypes ? Ou bien notre propre reflet, en quête d’un feu qui ne consume pas mais éclaire ?
Gilles Tourman, né en 1955, conjugue la rigueur de son passé de policier avec une sensibilité d’écrivain nourri de spiritualité et d’Histoire. Avec Sous l’aile du phénix, il livre sans doute son texte le plus symbolique, où l’épreuve devient élan, et la ruine, promesse.
Ce livre, pour qui sait lire entre les lignes, est un rituel. Une invitation à renaître de ses cendres.Sous l’aile du phénixGilles Tourman – Les impliqués Éditeur, 2025, 22 € – Livre numérique 16,99 €