La figure de Léon Tolstoï surgit des pages de Jean Robert Jouanny comme un spectre lumineux dans les brumes de l’Histoire – non pas figée dans le marbre des panthéons littéraires, mais déchirée, brûlante, offerte. L’auteur, en sculpteur d’âme plus qu’en biographe, ne nous propose pas de revivre un destin, mais de descendre dans un feu, de frôler l’embrasement d’un homme en quête de vérité, qui refusa jusqu’au bout la tiédeur des compromis. Cette œuvre n’est pas un récit – c’est un miroir initiatique, un rituel silencieux, un cabinet de réflexion pour notre siècle assoupi.
Tolstoï, l’homme, l’écrivain, l’errant, le prophète, s’avance ici dans la nudité bouleversante de ses contradictions assumées. « Je suis laid, maladroit, malpropre », écrit-il en 1854, dans un autoportrait sans indulgence ni indulgé. Ce qui pourrait n’être que narcissisme n’est en réalité que l’aveu d’une incessante lutte intérieure, celle de celui qui ne cesse de se battre contre ses zones d’ombre, pour mieux servir une lumière inaccessible. Il y a là une leçon de dépouillement que tout Franc-Maçon reconnaît : une vérité arrachée au chaos intérieur, et non offerte par les institutions.
Tolstoï – Les révoltes d’un clairvoyant
Dans Tolstoï – Les révoltes d’un clairvoyant, Jean-Robert Jouanny épouse cette tension sans jamais l’aplanir. Il suit Tolstoï non comme un historien retrace des faits, mais comme un veilleur suit les pas d’un Frère dans la nuit : pas à pas, souffle à souffle, chute après chute. De l’enfant marqué par l’absence maternelle au soldat confronté à la barbarie, du pédagogue mystique au théologien hérétique, Tolstoï traverse les huit grandes stations d’un parcours d’éveil, que le livre déploie comme un rituel d’initiation.
Né comte, élevé dans les fastes du patriarcat russe, il est d’abord un homme de chair, de sang, d’orgueil. Mais cette chair ne cessera d’être blessée, travaillée par l’imperfection du monde. Chasseur de haut rang, il deviendra végétarien. Soldat impérial, il deviendra apôtre de la non-violence. Croyant fervent, il sera excommunié. Chacune de ces ruptures est une pierre arrachée à l’ancien Temple, un détachement supplémentaire, une épreuve qui le pousse vers un ailleurs non encore révélé.
Jean-Robert Jouanny, dans une prose à la fois claire et vibrante, fait de cette trajectoire une allégorie du processus initiatique. À chaque degré, Tolstoï traverse un abîme : la guerre, l’amour illusoire, l’orgueil d’auteur, la dépression mystique. Chaque palier est une épreuve, chaque étape une transmutation. Jusqu’à cette fuite ultime, dans le froid d’Astapovo, où le vieil homme s’éteint sans couronne ni refuge, mais le cœur porté à la clarté.
Ce livre est un chant d’élévation par la brisure, une catéchèse profane pour notre époque désenchantée. On y trouve les sept années de conversion décrites comme une montée vers la Lumière, à l’image des sept marches symboliques qui conduisent à l’Orient du Temple. Le Tolstoï qui émerge n’est pas un penseur de système, mais un frère de la Voie, un bâtisseur invisible, un cherchant radicalement libre.
Léon Tolstoï à Iasnaïa Poliana, 1908, le premier portrait photographique en couleur en Russie
Dans cette perspective, sa spiritualité n’est jamais tranquille : elle est antidogmatique, radicale, évangélique au sens originaire. Il ne prêche pas une doctrine, il appelle à la mise en danger de soi par la conscience. Il ne croit pas à l’État, mais au lien fraternel. Il ne cherche pas la paix sociale, mais la paix intérieure, et la justice comme conséquence d’un déchirement accepté. C’est ce qui fait de Tolstoï une figure de la Tradition sapientielle, voisine des stoïciens, des soufis, des moines de l’âme et des Francs-Maçons du Verbe.
On retrouve dans l’œuvre de cet arpenteur de l’âme humaine, de ce passeur d’âmes dans la grande tradition des écrivains de l’Essentiel qu’est Jean-Robert Jouanny – déjà saluée pour sa sensibilité à l’élévation intérieure, son regard d’écrivain spirituel plus que de théoricien – un art très rare : celui de faire entendre le silence derrière les mots, la prière sous la pensée, l’invisible au cœur du visible. Ce Tolstoï-là, il ne l’expose pas, il le révèle, avec cette humilité fervente qui fait des vrais auteurs des passeurs d’âmes.
En refermant ce livre, on ne quitte pas un monument de la littérature russe. On sort du Temple intérieur d’un homme, dont les révoltes successives ne furent pas des refus, mais des gestes d’amour insoumis envers la vérité. Et si l’on accepte de s’y laisser toucher, on découvre que Tolstoï n’est pas seulement une figure du XIXe siècle. Il est un frère du Silence, un veilleur pour notre nuit, un miroir pour l’initié d’aujourd’hui.
Tolstoï – Les révoltes d’un clairvoyant Jean-Robert JouannyÉditions Michalon, coll. le bien commun, 2025, 128 pages, 12 € – Format Kindle 8,99 €