Sous la plume inspirée de Pierre Judet de La Combe, les dieux grecs ne se contentent pas de surgir du passé : ils renaissent dans le souffle même de notre inconscient collectif, dans les replis secrets de notre mémoire la plus archaïque. Ils ne viennent pas pour orner les vitrines de quelque musée figé, mais pour nous convoquer dans le cercle vivant où le verbe est magie, où l’imaginaire est une forme de connaissance, où l’histoire devient la lanterne vacillante de nos quêtes intérieures. Ce livre n’est pas un simple répertoire mythologique ; c’est un chant profond, tellurique, un poème initiatique taillé dans la pierre même de l’humanité première, pour éclairer nos humanités égarées, éclatées, mais encore avides de lumière.Quand les dieux rodaient sur la Terre
Chaque figure divine, loin d’être prisonnière des marbres académiques ou des commentaires érudits, respire, vacille, désire, agit, aime et, parfois, s’effondre. Prométhée n’est plus le titan supplicié sur son roc, mais le porteur d’une flamme incertaine, brûlé par l’ambivalence de la transmission. Dionysos, loin d’être seulement l’excès bachique, devient la faille nécessaire, l’irruption de l’informe dans l’ordre du monde. Athéna n’est pas seulement une déesse guerrière ; elle incarne cette tension féconde entre vigilance de l’esprit et subversion des certitudes établies.
À travers eux, Pierre Judet de La Combe ne commente pas : il réveille. Il n’interprète pas : il insuffle. Il ne résume pas : il fait vivre.
Le lecteur n’est pas invité à apprendre, mais à traverser. À traverser les ombres, les pleins et les déliés de récits millénaires, comme un Frère traverse les épreuves de son initiation, non pour acquérir un savoir mort, mais pour faire naître en lui un mouvement nouveau de l’être. Chaque détour du récit devient ainsi un voyage intérieur, une mise en question des apparences, un effritement nécessaire des fausses certitudes.Le style de Pierre Judet de La Combe, sinueux, ample, majestueux, rappelle le cours d’un fleuve antique. La musicalité de ses phrases, la densité de ses images, éveillent en nous des résonances profondes, comme si un chœur tragique invisible accompagnait notre lecture. Ce n’est pas un livre qui se consomme : c’est un livre qui se médite, qui se boit à petites gorgées, qui se respire comme une prière silencieuse.
Œdipe et le Sphinx de Gustave Moreau, 1864, Metropolitan Museum of Art
Le lecteur avisé reconnaîtra ici une démarche initiatique authentique, car que faisons-nous, en Loge, sinon relier les archétypes anciens à nos existences présentes ? Relier les figures éclatées du mythe aux fragments dispersés de notre propre être ? À la manière d’un Maître d’œuvre invisible, Pierre Judet de La Combe taille, polit et ajuste les pierres du mythe non pour édifier un temple clos, mais pour ouvrir des passages, des brèches vers un ailleurs intérieur.
Chaque dieu, chaque déesse, chaque héros est ici un miroir brisé dans lequel nous devons accepter de nous contempler, non pour y trouver un reflet flatteur, mais pour y découvrir nos fractures, nos désirs, nos contradictions – autant de matériaux pour bâtir la cathédrale inachevée de l’être humain. Ainsi, l’interrogation initiatique qui traverse silencieusement tout cet ouvrage est la suivante : que signifie être humain dans un monde où les dieux, toujours, rôdent encore ?
Le monde que déploie cet ouvrage n’est pas celui d’une Antiquité pétrifiée, mais celui d’une sagesse mouvante, souterraine, insaisissable, où le sens se cherche, se devine, se forge dans l’ombre et dans l’effort. Ici, le mythe ne clôt pas la pensée : il l’ouvre. Il ne fige pas les images : il les fait vibrer, trembler, renaître. Il fracture la linéarité du temps profane pour nous introduire dans la circularité du temps sacré, celui des grandes questions sans réponse définitive.
Le buste de Zeus découvert à Otricoli, en Italie
Nous avons aussi particulièrement apprécié — et nous devons ici le souligner — que cet ouvrage, d’abord conçu pour la radio à partir d’un récit oral, ait été méticuleusement mis en forme pour une présentation écrite, dans une édition remarquable que nous devons à l’appui conjugué des Belles Lettres et de France Inter. Cette genèse particulière confère à l’ouvrage une vitalité rare : il garde l’empreinte de la voix, la vivacité de la parole adressée, tout en trouvant une densité propre au texte médité.
Au-delà des riches iconographies qui ponctuent chaque épisode ou chapitre, nous avons été sensibles au soin apporté aux titres des épisodes : décalés, parfois surprenants, mais d’une actualité saisissante, ils frappent par leur justesse symbolique. Ils nous rappellent que le mythe véritable ne vit que s’il parle au présent, s’il déchire le voile de l’évidence pour nous inviter à regarder autrement.
En fin d’ouvrage, les tableaux généalogiques – retraçant la lignée des premiers dieux selon la théogonie d’Hésiode, la descendance de Gaïa, les Olympiens, les enfants de Zeus et des déesses, les Atrides, la lignée maudite d’Œdipe – sont d’une clarté et d’une précision remarquables. Ils offrent au lecteur une cartographie du chaos initial, un fil d’Ariane pour ne pas se perdre dans la forêt des figures.
La bibliographie, au-delà des références classiques attendues, est classée par épisode : elle propose à l’esprit curieux des pistes multiples pour prolonger le voyage, approfondir chaque rencontre mythique. Ce geste éditorial, discret mais généreux, inscrit l’ouvrage dans une éthique initiatique du savoir : celle qui ne ferme jamais la quête, mais l’ouvre, l’éveille, la féconde.
Nous avons également apprécié la richesse et la justesse des citations insérées au fil du texte, qui viennent éclairer d’une lumière tamisée les grands carrefours du récit. Elles constituent autant de pierres d’attente, de mots porteurs d’une vibration particulière, qui appellent moins à la compréhension immédiate qu’à la méditation.
Pierre Judet de La Combe – source Babelio
Né en 1951, Pierre Judet de La Combe est l’un des plus grands hellénistes français contemporains. Directeur d’études émérite à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS) et directeur de recherche au CNRS, il conjugue avec une rare maîtrise rigueur philologique et sensibilité littéraire. Il s’est fait connaître du grand public par son émission hebdomadaire sur France Inter, Quand les Dieux rôdaient sur la Terre, dont ce livre est l’adaptation magistrale, transcendée par une écriture exigeante.
Son œuvre s’inscrit dans une démarche exigeante de transmission vivante. Parmi ses travaux notables, L’Avenir des Anciens – Oser lire les Grecs et les Latins (Albin Michel, 2016), et sa magnifique traduction de L’Iliade dans Tout Homère (Éditions Albin Michel/Les Belles Lettres, 2019) témoignent d’une même ambition : faire vibrer dans notre présent la voix ancestrale des poètes.
Dans l’un de ses entretiens, Pierre Judet de La Combe affirmait : « Lire les Grecs, ce n’est pas visiter un musée, c’est accepter de se perdre pour se retrouver autrement. »
Cette phrase éclaire tout son cheminement. Il ne cherche jamais à vulgariser : il cherche à éveiller. Il ne plaque pas des interprétations : il rouvre l’espace du mythe pour que chacun y chemine librement.
Et c’est précisément cette audace, cette fidélité créatrice, cette fidélité initiatique au souffle ancien, qui font de Quand les Dieux rôdaient sur la Terre une œuvre précieuse, indispensable.
Un livre qui n’est pas seulement à lire, mais à habiter.Un livre qui est une épreuve au sens initiatique : une traversée de l’ombre vers une lumière plus haute.Un livre que chacune et chacun d’entre nous, Franc-Maçon, poète, pèlerin de l’âme, peut porter dans la caverne des jours pour y faire jaillir, peut-être, une étincelle d’éternité.Albin MichelQuand les Dieux rôdaient sur la TerrePierre Judet de La Combe – Albin Michel/France Inter, 2024, 608 pages, 25 € – Format Kindle 16,99 €