L’ouvrage de Jean Tulard, de l’Institut, est un livre miroir – non de vanité, mais de vérité. Un miroir tendu à l’Histoire pour y discerner, non la silhouette brouillée du mythe, mais les traits persistants d’un homme qui, deux siècles après sa chute, continue d’occuper le centre invisible de l’imaginaire français. Il ne s’agit pas ici d’une biographie de plus, ni d’un ouvrage à thèse : Jean Tulard, en maître du labyrinthe impérial, construit un itinéraire à travers trente questions, comme autant de pierres de touche pour éprouver la réalité derrière les représentations, l’homme derrière la statue, et, peut-être, le Frère derrière l’Empereur…Napoléon Jean Tulard
Chaque chapitre pose une question incisive – parfois provocante, souvent vertigineuse – à laquelle l’auteur répond avec l’élégance d’un érudit qui refuse les facilités de l’anachronisme. À la manière d’un arpenteur des symboles, Jean Tulard ne tranche pas, il éclaire. Sa méthode relève de l’art du maître-verrier : révéler la lumière par le jeu des contrastes, faire vibrer la vérité par la juxtaposition du doute et du savoir. Dans ce cadre rigoureux, la question du rapport de Napoléon à la Franc-Maçonnerie (chapitre 8) prend un relief particulier, mais elle ne saurait être isolée de l’ensemble, car tout, dans cet ouvrage, participe d’un souffle initiatique.
Dès les premières pages, Jean Tulard évoque les origines familiales du futur Empereur, non sans effleurer les figures tutélaires et troubles de son enfance corse. Cette insistance sur les filiations vraies ou supposées – « M. de Marbeuf est-il le père de Napoléon ? », « Napoléon s’est-il voulu corse avant d’être français ? » – agit comme un rappel de l’ancrage tellurique de toute destinée : nul ne bâtit d’Empire sans d’abord traverser les limbes de son propre héritage. Ces premières questions sont déjà rituelles, elles appartiennent au vestibule du Temple biographique, à la purification des images erronées.
Napoléon dans son cabinet de travail
Puis vient le regard sur l’engagement politique du jeune Bonaparte : fut-il robespierriste ? pacificateur ou tyran ? La question de l’initiation se tisse en filigrane, car en arrière-plan, c’est toujours l’idée d’une transformation intérieure que l’on cherche. Le chapitre 6 sur Joséphine en est un écho : « a-t-elle joué un rôle important ? » – oui, sans doute plus que l’histoire ne veut l’admettre, car la compagne de l’Empereur n’est pas seulement une figure de l’ombre, mais l’une des figures de la dualité alchimique, miroir féminin de l’ambition solaire de Napoléon.
Lorsque la question de la Franc-Maçonnerie est posée (chapitre 8), le lecteur est prêt. Jean Tulard, sans affirmer ni réfuter une appartenance formelle, décrit un climat, une époque, un terreau fertile dans lequel germe la conscience impériale. Il évoque les loges de la fin du XVIIIe siècle, leur engagement dans la Révolution, leur persécution sous la Terreur, leur renaissance sous le Consulat. Le jeune Bonaparte n’y apparaît pas nommément, mais l’esprit maçonnique, lui, imprègne le temps. Et l’homme du 18 Brumaire agit tel un Grand Architecte, rétablissant l’ordre dans le chaos. Il incarne cette volonté de maîtrise et de structuration chère aux bâtisseurs. Il est le sabre qui succède au compas, sans jamais vraiment le trahir.
Napoléon en costume de sacre – Atelier de François Gérard, 1805À mesure que les questions se poursuivent – Napoléon était-il esclavagiste ? misogyne ? antisémite ? –, l’ouvrage ne cesse de confronter le jugement moral à l’analyse historique. Jean Tulard ne blanchit pas, il équilibre. Il rappelle que les gestes d’un chef d’État doivent être relus à l’aune des complexités de son siècle, et non selon la morale fluctuante des nôtres. L’initiation ici, c’est la traversée de l’ambiguïté, l’acceptation de la nuance. Car si l’histoire profane juge, l’histoire initiatique contemple, elle cherche la leçon derrière l’événement, la vérité derrière le masque.
Jean Tulard en 2014La seconde partie de l’ouvrage interroge les représentations, les figures construites après coup : Napoléon fauteur de guerre ? Précurseur des dictateurs ? Grand écrivain incompris ? Visionnaire ou stratège habile ? Cette phase est celle de la chambre haute, du Cabinet de réflexion inversé : nous ne sommes plus au fond de la caverne, mais face aux ombres projetées par les passions idéologiques du XIXe et du XXe siècle. Tulard déjoue les procès en réhabilitation comme ceux en diabolisation. Il n’est ni dévot ni iconoclaste. Il est veilleur, guetteur d’échos, passeur de seuils.
La force du livre réside dans cette capacité à tisser un dialogue entre la matière historique brute et les archétypes collectifs. Napoléon n’est pas simplement un recueil de questions-réponses. C’est un parcours initiatique sous couvert d’analyse. Chaque interrogation est une épreuve, chaque réponse une clef. La construction même du livre – par fragments – évoque les marches d’un Temple que nous gravissons lentement, l’esprit en éveil. De la naissance obscure à Ajaccio jusqu’aux Invalides, où il repose dans une crypte digne d’un pharaon, Napoléon traverse son temps tel un météore sculpté dans le marbre de l’ambition. Et ce que Jean Tulard nous aide à comprendre, c’est que cette ambition n’était pas seulement politique : elle était, peut-être, spirituelle. L’Empereur voulait ordonner le monde à la manière des anciens : avec des lois, des rites, des hiérarchies – autant de colonnes pour soutenir l’édifice fragile de la civilisation.
Napoléon Jean Tulard, détailJean Tulard, académicien, biographe magistral, est, à sa manière, un initié de la mémoire. Son œuvre ne cherche pas à figer le passé, mais à l’interroger sans relâche, comme un miroir où chaque époque vient scruter son propre reflet. Son Dictionnaire Napoléon est un chef-d’œuvre de savoir ordonné, tandis que sa biographie de Fouché explore les souterrains du pouvoir avec la précision d’un maître-verrier. Dans ce nouveau volume, publié dans la collection « Vérités et légendes », l’auteur met sa science au service d’une cause plus haute : rappeler que l’histoire n’est pas une suite de faits, mais une dramaturgie du sens, une épopée intérieure pour ceux qui savent voir au-delà du visible.
Napoléon, dans cette lumière, n’est pas un simple livre d’histoire. C’est un livre d’initiation– pour qui sait lire avec les yeux du cœur et l’esprit éveillé. Il ne s’agit pas de savoir si l’Empereur portait l’épée ou le compas. Il s’agit de comprendre que toute grande vie, tout grand destin, est un voyage vers la lumière. Et que celui de Napoléon, relu par Jean Tulard, nous invite à reprendre ce chemin, à notre mesure, dans le silence de nos propres chambres intérieures.Napoléon Jean Tulard, de l’Institut – Perrin, coll. Vérités et légendes, 2025, 288 pages, 14 €