Dans Les Rois d’Israël – Saül, David, Salomon, Dominique Briquel entreprend un geste rare et audacieux. Celui d’établir une passerelle méditative entre deux mondes que tout semble opposer : l’ancien Israël et l’univers indo-européen. Ce rapprochement inattendu, presque transgressif dans l’univers des études bibliques classiques, est pourtant mené avec une délicatesse érudite, comme si l’auteur, conscient de l’ampleur du décalage culturel et théologique, cherchait moins à imposer une théorie qu’à entrouvrir une fenêtre sur un possible inconnu. À l’écoute des dissonances comme des résonances, il ausculte les récits bibliques avec les outils du comparatisme indo-européen, mais sans jamais profaner le souffle sacré du texte. Il avance, humblement mais avec rigueur, dans les plis narratifs des règnes de Saül, David et Salomon, comme un veilleur qui chercherait à capter la lueur d’un motif antique filtrant à travers la trame du Livre.
Les Rois d’Israël – Saül, David, Salomon – Essai comparatifCe que Dominique Briquel perçoit dans la succession des trois premiers rois d’Israël, c’est une structure possible, non imposée mais suggérée, peut-être même inscrite de façon inconsciente dans l’architecture du récit : la fameuse triade fonctionnelle mise au jour par Georges Dumézil, cette tripartition de la souveraineté, de la force guerrière et de la prospérité qui sous-tend les mythologies des peuples indo-européens. Mais là où le philologue, anthropologue et historien des religions rejetait avec force toute contamination biblique, Dominique Briquel, plus souple, moins dogmatique, ose voir dans la Bible des échos lointains, des allitérations culturelles. Non pour assimiler les traditions, mais pour les faire dialoguer.
Il ne s’agit pas ici d’un plaidoyer en faveur d’une origine indo-européenne du texte biblique. L’auteur le dit avec fermeté. La foi d’Israël en un Dieu unique, transcendant, bouleverse les repères symboliques des sociétés polythéistes indo-européennes. Mais cette foi, incarnée dans une histoire nationale, s’exprime par des récits qui, dans leur forme, dans leurs figures, dans leur dramatisation, pourraient s’être nourris de structures plus anciennes, plus larges, héritées peut-être des peuples environnants ou des anciens fonds culturels mésopotamiens et anatoliens. Ce que l’auteur explore, c’est donc moins l’origine que la forme, moins le contenu que la disposition, moins la source que la mise en récit.
Et quelle beauté dans cette manière de lire les rois d’Israël non comme de simples personnages historiques ou théologiques, mais comme des figures archétypiques ! Saül, l’homme de la première fonction, à la fois chef sacré et tragiquement disqualifié. David, incarnation de la puissance guerrière, glorieux mais faillible, pris dans les rets du sang et de l’amour. Salomon, enfin, le roi de la troisième fonction, qui apporte paix, prospérité, temple – et avec lui, la promesse d’un ordre cosmique. Cette lecture transversale, loin de réduire le texte biblique, en révèle au contraire une dimension souterraine, presque ésotérique. Elle le fait vibrer autrement, comme si, derrière les mots, une mélodie plus ancienne, plus diffuse, cherchait à se faire entendre.
Le roi SalomonC’est ici que le lecteur Franc-Maçon trouvera une nourriture rare. Car dans cette fresque qui articule trois figures royales autour d’un axe de souveraineté et de construction, comment ne pas reconnaître l’ombre tutélaire du Temple de Salomon, matrice de tant de nos symboles ? Comment ne pas sentir, dans la montée de Saül à Salomon, une dynamique initiatique qui mène de l’élection à la chute, de la violence à la sagesse, de la confusion à la fondation ? Chaque roi semble incarner un état de l’être, une étape de l’œuvre, une clé du Temple. Ce Temple qui n’est pas seulement l’œuvre de pierres mais celle de l’esprit – cet édifice intérieur que tout Maçon est appelé à rebâtir.
Le style de Dominique Briquel, tout en restant clair et précis, se pare ici d’une sobriété lumineuse, à l’image des textes qu’il interroge. Il n’impose rien. Il suggère, il interroge, il montre. L’ouvrage ne prétend pas à l’autorité doctrinale, mais à l’ouverture d’un possible. Cette humilité méthodologique n’est pas faiblesse, mais sagesse. Elle permet à l’auteur d’inviter le lecteur dans un voyage d’intelligence, un pèlerinage de la pensée entre des mondes qui, sans se rejoindre, se frôlent parfois dans les interstices de l’histoire.
Dominique Briquel, formé à l’École normale supérieure, ancien membre de l’École française de Rome, a consacré une part essentielle de son œuvre à l’étude du monde étrusque, latin et indo-européen. Professeur émérite à la Sorbonne, il est l’un des rares à avoir su faire dialoguer l’érudition philologique avec une sensibilité comparatiste. Son travail sur les origines mythologiques de Rome, sur les figures de Numa Pompilius ou Romulus, témoigne déjà de cette attention portée aux structures invisibles, aux permanences symboliques. Les Rois d’Israël prolonge ce parcours avec une audace mesurée mais décisive, venant poser une question que peu avaient osé formuler aussi sereinement : et si la Bible, elle aussi, portait en elle les traces de structures communes à l’humanité, des formes archétypales que le temps n’a pas effacées ?
Les Belles LettresPour le Franc-Maçon, ce livre ne saurait être un simple essai de comparatisme. Il devient miroir. Miroir de nos lectures rituelles, miroir de notre quête. Il nous rappelle que toute royauté est intérieure, que toute construction est spirituelle, que la succession de Saül, David, Salomon n’est pas seulement une affaire d’Histoire, mais un chemin de l’âme. Et qu’à travers eux, peut-être, se rejoue, discrètement mais inlassablement, le grand chantier du Temple. Celui que, dans le silence de nos Loges, nous tentons de comprendre, de sentir, de reconstruire.
Les Rois d’Israël – Saül, David, Salomon – Essai comparatifDominique Briquel – Realia/Les Belles Lettres, 2025, 312 pages, 27 € – Format Kindle 18,99 €