Le désenchantement des philosophes Époque contemporaine

Le désenchantement des philosophes – Époque contemporaine
Il y a des livres qui ne se contentent pas de faire le récit de la pensée, mais qui en ravivent le feu. Celui de Brigitte Boudon est de ceux-là. Dès les premières lignes, quelque chose s’ouvre, se fendille, se dénude. Ce n’est plus seulement une parole philosophique qui s’avance, mais une voix, timbrée d’une gravité douce, d’une lucidité sans désespoir. Une voix de veilleuse dans l’obscurité d’un monde saturé. Ici, la pensée ne triomphe pas : elle doute, elle fléchit, elle tremble. Elle se tient debout dans l’ébranlement. Et c’est précisément là, dans ce tremblement, qu’elle retrouve sa dignité perdue.
Le désenchantement des philosophes - Époque contemporaine
Le désenchantement des philosophes – Époque contemporaine
Penser, au XXe siècle, n’est plus un luxe, encore moins une assurance. C’est une nécessité. Une plaie. Une épreuve. De Husserl à Deleuze, de Levinas à Foucault, de Derrida à Ricoeur, ce ne sont pas des idées que Boudon recueille, mais des éclats de lumière dans une chambre noire. Elle nous parle de ces philosophes comme d’anciens maîtres d’œuvre, non plus bâtisseurs de cathédrales, mais tailleurs de ruines, arpenteurs de brèches. Ils ne cherchent pas à construire des systèmes, mais à creuser, à désapprendre, à traverser la nuit pour atteindre, non pas un savoir, mais une forme nue de vérité. Leur pensée est une ascèse. Elle refuse le confort. Elle rouvre les questions là où l’époque réclame des réponses. L’ouvrage est bref, mais rien n’y est superficiel. C’est une marche, une déambulation intérieure, un compagnonnage avec l’incertitude. On y sent l’empreinte d’une douleur muette, celle de l’humanité après les gouffres : Hiroshima, Auschwitz, le siècle des ravages. Mais dans cette douleur, les philosophes ne capitulent pas. Ils n’enseignent plus, ils accompagnent. Ils ne démontrent plus, ils dévoilent. Ils ne prétendent pas posséder la lumière, ils s’en approchent à tâtons. Heidegger nous invite à réveiller la mémoire de l’Être, comme on souffle sur une braise endormie. Levinas redonne au visage de l’Autre l’éclat d’un commandement silencieux. Ricoeur murmure la fidélité à ce qui souffre. Foucault démonte les rouages du pouvoir, et Deleuze, en cartographe de l’intime, révèle l’infini du désir. Tous nous désarment. Tous refusent la clôture. Tous acceptent de cheminer dans le fragment, dans le tremblement, dans la lumière instable de ce que Boudon nomme l’entre-deux.
Paul Ricoeur
Paul Ricoeur
Ce livre, pour qui sait lire avec les yeux de l’âme, est d’une puissante résonance initiatique. Car que fait le Franc-Maçon, sinon ce même travail de désenchantement ? Descendre dans la chambre obscure, c’est aussi cela : renoncer au connu, accueillir le vide, regarder en face la faille, et ne pas fuir. La Franc-Maçonnerie, dans son langage symbolique, enseigne que l’on ne bâtit rien de solide sans avoir d’abord accepté de voir les colonnes s’écrouler. Boudon ne parle pas de Loge, mais son livre est une Loge ouverte. Ses philosophes sont des Maîtres d’un autre type, mais porteurs du même feu.
Martin Heidegger, en 1960
Martin Heidegger, en 1960
Il n’y a pas ici de dogme, pas de recette, pas de voie toute tracée. Il y a des silences, des soupirs, des clartés furtives. Et ce qui frappe, au fil des pages, c’est la justesse de la langue. Une langue humble et dense, tendue comme une corde au-dessus du vide. Boudon ne cherche pas l’effet : elle cherche la justesse. Sa parole ne domine pas, elle accompagne. Elle n’argumente pas, elle éclaire. Et ce faisant, elle s’inscrit dans la lignée des passeurs : ceux qui savent que penser, ce n’est pas produire, mais offrir. Ce n’est pas dire, mais semer. Le livre se clôt comme il s’est ouvert : sans fracas, mais avec une intensité sourde. On le referme un peu changé, comme après un passage. Non parce qu’on y aurait trouvé des réponses, mais parce qu’on y a reçu l’autorisation de douter. Parce qu’on y a senti que le doute n’est pas faiblesse, mais noblesse. Qu’il est possible de penser sans certitude, de marcher sans carte, d’habiter le monde sans posséder la clé.
ancrages éditions philosophie
ancrages éditions philosophie
À l’heure où la superficialité règne en despote, ce petit livre rappelle qu’il existe encore des lieux – intérieurs – où la pensée est une forme de prière. Et que dans le désenchantement du monde, il demeure une promesse : celle de ne pas fuir la profondeur. De ne pas cesser de chercher. De ne pas renoncer à voir. Le désenchantement des philosophes – Époque contemporaine Brigitte Boudon – Éditions Ancrages, coll. Rencontres philosophiques, 2025, 72 pages, 10,90 €  
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