Il arrive que certains ouvrages, pourtant de format modeste, contiennent l’éclat secret d’un joyau ancien. Non par l’étendue de leurs pages, mais par la densité d’âme qu’ils recèlent. C’est le cas de cette plaquette agrafée au format 17 x 24 cm, sobrement intitulée Li Bai – Poèmes et calligraphie. Tout ici est justesse : le papier mat, la discrétion des agrafes, le rythme respirant des pages, l’alternance délicate entre les poèmes en langue française et en langue chinoise traditionnelle sur la page de gauche et les calligraphies sur celle de droite. Cette mise en page, à elle seule, crée un va-et-vient contemplatif, une danse de l’œil et de l’esprit entre l’origine et la traduction, entre la forme et l’essence.
Li Bai – Poèmes et calligraphieNous sommes invités à un voyage. Non dans le sens d’un déplacement géographique, mais dans celui, plus subtil, de l’élévation intérieure. Car Li Bai – ou plutôt Li Taibai, dont le prénom Taibai désigne « l’étoile très blanche », Vénus – n’est pas un simple poète des Tang, né en 701, mort vers 762, mais un pèlerin de l’Invisible. Son art est l’expression du Tao vécu, incarné, chanté. Il est cet « Immortel banni sur Terre », figure à la fois céleste et terrestre, qui, tel Énoch dans l’Ancien Testament, marche avec les dieux avant de revenir vers les hommes. Par sa vie comme par son œuvre, Li Bai trace un chemin d’initiation : ascèse douce, ivresse mystique, solitude féconde, art martial et abandon poétique. Il boit le vin pour dissoudre l’ego, il célèbre la femme comme image du monde sensible, et il cherche dans les montagnes l’ermite, le sage, le miroir de sa propre quête.
Serge Leclercq, par son choix de poèmes et la justesse de sa traduction, ne cherche pas à capturer Li Bai dans une cage syntaxique, mais à le laisser s’exhaler comme une vapeur parfumée… Le lecteur se voit ainsi immergé dans une poésie fluide, sans rature, où les images glissent comme l’eau sur la pierre. Chaque poème devient une stèle invisible dressée dans le silence de l’âme, une balise plantée sur le sentier de l’éveil.
Éric Stefanelli, quant à lui, donne chair au souffle du poète par des calligraphies d’une grande élégance. La peinture, dans la tradition chinoise, n’est jamais un simple ornement, mais un acte rituel. Ici, le pinceau devient vecteur de l’énergie du geste, sceau du temps suspendu. Les caractères dansent, tantôt épurés, tantôt vertigineux, comme s’ils incarnaient eux-mêmes la montée vers les cimes évoquée dans les vers de Li Bai. À travers l’union de ces deux arts – poésie et calligraphie –, c’est tout un monde symbolique qui s’offre à nous, un monde où l’homme, la nature et le cosmos ne forment plus qu’un.
Ce dialogue silencieux entre l’image et le verbe rappelle les exigences du travail maçonnique. À l’instar du Franc-Maçon gravissant les degrés, Li Bai gravit les montagnes de Chine, non pour s’y cacher, mais pour y trouver l’épure, la transparence, l’oubli de soi. Le vin qu’il boit n’est pas celui de la déchéance, mais celui de la transmutation. Il ne s’agit pas d’ébriété vulgaire, mais de l’ivresse sacrée que les mystiques de toutes traditions reconnaissent comme état-limite entre l’extase et la fusion. Sous ses vers se devine l’éclat d’une étoile intérieure, qui éclaire discrètement les passages obscurs de l’existence.
Li Bai – Poèmes et calligraphieLi Bai, en cela, appartient à la grande lignée des poètes initiés, ceux qui transfigurent l’expérience humaine en matière spirituelle. Comme Novalis, comme Rûmî, comme William Blake, il est du bois dont on fait les passerelles vers l’autre rive. Le fait qu’il ait été versé à la fois dans le Taoïsme et dans le Bouddhisme Chan ne fait que renforcer cette qualité transversale de sa pensée, ce rayonnement oblique qui échappe aux dogmes pour mieux parler à l’âme.
Ce recueil, aussi modeste par sa taille qu’il est profond par sa portée, est donc bien plus qu’un simple hommage à un poète ancien. C’est un outil de méditation. Une clef. Un miroir. Chaque double page est comme un pavé noir et blanc posé sur le damier de notre conscience. En tournant les pages, nous ne lisons pas seulement des poèmes, nous recevons une transmission silencieuse, un souffle discret, un sourire d’étoile.
La Franc-Maçonnerie, qui s’est toujours intéressée à l’universalisme des grandes traditions, reconnaîtra ici un frère d’Orient, un compagnon des cimes, un maître du non-agir et de la contemplation active. Ce volume mérite d’être posé sur le pupitre, à côté des œuvres de Lao-Tseu ou de Zhuangzi, pour rappeler que l’art véritable n’est jamais séparé du sacré. Il en est l’un des visages les plus tendres et les plus puissants.
Biographie des auteurs
Serge Leclercq est un amoureux des littératures spirituelles et de l’art classique chinois. Traducteur, essayiste, passeur de cultures, il poursuit depuis de nombreuses années un travail de transmission des sagesses d’Extrême-Orient vers le public francophone. Ses traductions poétiques ne visent jamais la littéralité sèche, mais l’essence vibratoire du texte.
Éric Stefanelli, calligraphe accompli, chercheur du trait juste, compose depuis longtemps des œuvres où la tradition chinoise s’allie à une respiration contemporaine. Son geste n’est jamais décoratif : il est invocation, souffle et offrande.
Par cette plaquette précieuse, ils nous offrent ensemble un jardin miniature où croît le silence du monde et s’élève la parole du Ciel. Un jardin où Li Bai, l’étoile blanche, continue de briller entre les mots.
Les Éditions de la TarenteLi Bai – Poèmes et calligraphieSerge Leclercq – Éric Stefanelli – Les Éditions de la Tarente, 2025, 32 pages, 12 €